Vosges, commune de Mandray, 6 avril 2017, 16h35.
Je suis en promenade "Grande Guerre" avec un très bon ami passionné et fin connaisseur des endroits du coin à visiter.
Au milieu d'un champ, il veut me montrer un cénotaphe (monument funéraire élevé à la mémoire d'une personne décédée) :
Des jonquilles entourent la pierre, c'est le printemps.
On s'approche pour lire la plaque :
Camille Regard.
Qui est cet homme, quel est son parcours, de quelle famille fait-il partie, que s'est-il passé ici, pourquoi a t-il une pierre ?
Je me pose un tas de questions en moins d'une minute...
Non loin de là, on rejoint le carré militaire de la Tête de la Béhouille.
Une deuxième plaque mentionne Camille et un capitaine :
Nous visitions d'autres sites sur la commune voisine d'Entre Deux Eaux pour finir la tournée vers 18h30.3 jours après, je suis de retour chez moi, près de Perpignan.
Fin de l'histoire ? Pas tout à fait.
3 ans et 9 mois après, je reviens sur la question posée par mon camarade devant la pierre funéraire :
"Tu vois, y'a eu plein de morts, ici... pourquoi ce Poilu a une pierre funéraire à l'endroit où il est tombé, lui ? J'aimerais bien savoir."
Comme élément de départ de la recherche, j'ai la photo de la plaque avec le nom, un prénom, le grade, le numéro de bataillon de chasseurs, la date et le lieu de décès.
Première étape : la fiche de décès militaire sur Mémoire des hommes.
j'en trouve deux, ce qui est assez courant pour les officiers. (selon mon expérience de l'indexation sur MDH)
Je connais maintenant la date et le lieu de sa naissance. Je sais également que son corps n'a pas pu être identifié avec ses plaques militaires en raison du jugement de décès rendu fin mars 1917, deux ans et sept mois après son décès. Enfin, j'ai noté la date et la commune de transcription de ce jugement.
Deuxième étape : l'acte de naissance sur les archives départementales de l'Ain en ligne.
On y trouve son père, Gustave Edouard, né vers 1835, sa mère, Marie Louise DALLOZ-FURET, ménagère. Le couple est marié.
On n'y trouve pas de mention marginale concernant un éventuel mariage de Camille.
Troisième étape : la fiche matricule.
Je remarque la profession de Camille : employé de banque.
(une piste de recherche supplémentaire, les archives des employés de banque :
Gustave, le père de Camille est décédé le 24 novembre 1911, mention visible sur la fiche matricule ("feu, Gustave").
Camille a les cheveux et les yeux châtains, le nez busqué et une petite bouche.
Il mesure 168 cm et possède un degré d'instruction générale de 3 (sait lire, écrire et compter).
Après avoir obtenu le brevet spécial d'aptitude militaire pour les troupes à pied en juillet 1912, il est incorporé le 1er octobre au 133e régiment d'infanterie à Belley (01).
Nommé caporal en mai 1913, il est élève officier de réserve le 1er octobre et suit le cours spécial jusque fin mars 1914.
Le 1er avril, il est promu sous-lieutenant de réserve au 22e bataillon de chasseurs à pied.
On remarque la mention de son décès suivant l'avis du 28 février 1915 ainsi que l'inscription "décédé" dans la rubrique des corps d'affectation.
Quatrième étape : un petit tour sur le recensement de 1906 de Ferney-Voltaire pour voir la cellule familiale.
La mère de Camille, Louise DALLOZ est née vers 1845 aux Molunes, aujourd'hui Septmoncel Les Molunes (39).
Cinquième étape : composition de la cellule familiale.
Maintenant que je sais qui est l'homme, je vais chercher à savoir ce qu'il s'est passé dans les Vosges.
Pour ce faire, direction le journal des marches et opérations et l'historique régimentaire.
Je retrouve Camille au début du JMO, sur le tableau nominatif des officiers :
Le 22e bataillon de chasseurs à pied est stationné au poste d'hiver des Chapieux (sur la commune de Bourg-Saint-Maurice) lorsque la mobilisation est décrétée le 2 août 1914.
Quelques jours se passent avant que l'Italie déclare sa neutralité dans le conflit et laisse partir les chasseurs vers le front.
Le 9 et le 10 août, départ de Bourg Saint Maurice en deux groupes, passage par Albertville puis Besançon, et arrivée à Bussang.
"Le 26 août, il quitte l'Alsace pour s'opposer, dans les Vosges, à la marche victorieuse de l'ennemi qui, maître du col de Ste-Marie-aux-Mines, marche sur St-Dié." Historique du 22e BCA
Tête de Béhouille, 27 août. Les avant-postes ennemis sont à Mandray. Après un combat meurtrier, qui coûte plus de 100 blessés, le village est reconquis.
Le 28, le bataillon quitte la Schlucht pour Plainfaing. L'ordre est donné de se porter à l'attaque du col d'Anozel par Saint Léonard. Un deuxième ordre suit et annule le premier : direction Col des Journaux pour appuyer le 13e BC engagé dans la région de Mandray.
La 1ère compagnie doit se porter sur Mandray, la 6ème sur Hautes Mandray, la 4ème à la côte 554, le reste du bataillon en réserve dans les bois de Mandray.
Engagement à 15h10, le bataillon souffre beaucoup du feu de l'artillerie allemande stationnée au sud des bois de la Cuche.
Néanmoins, à la nuit, il occupe Mandray et bivouaque entre le village et bois au sud.
29 août 1914.
Les combats persistent jusqu'au 3 septembre où il ne reste que 400 chasseurs qui reçoivent l'ordre de repli.
Le bataillon se reforme au Col de Mandray avant de partir pour Fraize pour se réorganiser pendant deux jours.
Pour sa belle conduite à la Tête de Béhouille, le bataillon est cité à l'ordre de l'Armée.
Le 22e BCA est le premier des bataillons de chasseurs cité à l'ordre de l'Armée.
Camille est tombé à cet endroit, comme de nombreux camarades, moins d'un mois après le début des hostilités.
Voici sa photo vers 20 ans, très probablement à banque avant 1912 :
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Source Geneanet mthmala |
Au Journal Officier du 9 juin 1921, Camille est cité à l'ordre de la division, ce qui lui attribue la Croix de guerre 14-18 avec étoile d'argent :
Par contre, pas de trace de Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur...
Ses frères Justin et Lucien l'ont reçue, eux...
Camille est présent sur la plaque à l'intérieur de l'église de Ferney-Voltaire :
Toutefois, il y a de grandes chances qu'il soit resté en terre vosgienne avant d'être inhumé dans sa commune le 17 avril 1921.
En effet, son exhumation a été faite en présence du général Lucien Antonin REGARD, son frère, et d’Edouard Malavallon son neveu.
Antonin est également inhumé dans la sépulture familiale.
Enfin, on trouve son nom sur le monument aux morts de la commune :
Camille était fiancé à Louise Ernestine MONNIER.
Elle s'est mariée en décembre 1918 avec... un employé de banque.
Pour conclure, je vais tenter de répondre à la question de mon ami au sujet de la pierre.
Il est très probable que Justin et Lucien, au vu de leurs situations, aient décidé de rendre hommage à leur petit frère dans les Vosges en faisant ériger un monument commémoratif à l'endroit de sa chute.
La Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur visible sur le cénotaphe est peut-être un hommage des deux grands-frères qui auraient donné la leur au petit...
23 ans, une vie trop courte, inutilement brisée par les compétences obsolètes d'un état major français sans états d'âme, en proie à un ennemi mieux préparé et surtout mieux positionné...
Ce n'était plus le grès rose mais le sang des braves qui rougissait la terre des Vosges.
À toi le repos, à nous la mémoire.
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Sources :
photos personnelles
Mémoire des hommes
Archives départementales de l'Ain
Geneanet
Gallica
Magnifique travail. Merci pour ce partage.
RépondreSupprimerGeorges.
Merci Georges
SupprimerMerci pour cette recherche intéressante et instructive.
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire :)
RépondreSupprimerBravo Fabien pour ce travail de mémoire !
RépondreSupprimerMerci Evelyne
SupprimerLe pas à pas de vos recherches est passionnant, merci Mr Larue pour ce récit richement documenté.
RépondreSupprimerMerci Annie pour votre commentaire :)
SupprimerRecherche très intéressante qui permet de rappeler à notre mémoire un des nombreux soldats dont la vie a été fauchée prématurément durant la guerre 14.
RépondreSupprimerMerci Marie-Noëlle
SupprimerBonsoir. Effectivement ces cénotaphes ont été élevés par les familles afin de garder un souvenir du lieu où était mort un parent. Il y a d'autres stèles de ce genre en Meuse. Il semble que c'était une pratique assez courante apres la guerre. Malheureusement pour certaines, elles ont ete démontées ou cassées par les agriculteurs car elles étaient souvent dans les champs. le cas le plus "connu" est la stèle de l'aviateur Nassim de Camondo dont la stèle a été déplacée de son site originel pour venir agrémenter la nécropole des entonnoirs de Leintrey dans le 54. bien à toi
RépondreSupprimerMerci pour ces précisions. Bien à toi, cher inconnu ;)
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