vendredi 24 octobre 2014

Récit d'un départ

1944. France

Il y a 70 ans...

Le pays est sous occupation allemande depuis presque 4 ans.






Dans les Vosges, les militaires ennemis vivent chez l'habitant, notamment à Saint-Léonard, dans la maison familiale où est née ma grand-mère Mireille MATHIS.






(La maison est sur la droite, la personne avec le chapeau dans le champ est une aïeule, le potager de l'autre côté de la route nous appartenant)



Le 6 juin, les troupes alliées débarquent sur les plages normandes ( Royaume-Uni, États-Unis et Canada).




Le 30 septembre, sous la pluie, la 7ème armée US et la 1ère armée française atteignent Bruyères.




(Un char US à Brouvelieures vers Bruyères)



Le 10 octobre, à Saint-Léonard, un convoi de camions allemands est mitraillé devant le cimetière. La marchandise, 40 millions en billets raflés à la Banque de France... Le papier s'envole en fumée, quantité de pièces sont fondues sur la chaussée. On a retrouvé quelques billets envolés dans les champs. Le couvre-feu est à sept heures.

Le 19, les Allemands demandent des volontaires pour creuser des tranchées. Comme il y en a trop peu, ils réquisitionnent les hommes de dix-neuf à soixante ans, et, quand il le faut, les femmes, comme à Entre-Deux-Eaux. 
La Kommandantur s'est installée à Mardichamp ! 
Le front se rapproche. 

Le 1er novembre, les Allemands détruisent les installations de la gare, enlèvent les rails et les traverses, dynamitent le château-d'eau, le poste d'aiguillage. 
On les sent aux abois. 



Ils réquisitionnent toutes les voitures, les bicyclettes, les bestiaux, les pommes de terre, ils pillent les papeteries d'Anould.


Un nommé Niglis, interprète à la Kommandantur, avait fait courir le bruit de la déportation des hommes. Cette rumeur fut démentie. 


Le 7, ils exigent qu'on leur conduise 120 têtes de bétail au village du Bonhomme. Une course de 40 kilomètres. 


Le 8, il neige. 

A sept heures du matin trente camions cernent le village, rassemblement pour le travail quotidien.

Mais chaque maison est fouillée et tous les hommes de 16 à 55 ans sont parqués dans la cour de l'hôtel du Saumon. 




Sont seulement retenus les moins de 49 ans. Ils sont 103. 

En colonne ils prennent la direction du Col du Bonhomme. 

En cours de route ils sont rejoints par ceux d'Anould, Clefcy et Ban-sur-Meurthe. 

Enfermés dans une usine à Plainfaing, ils repartent le lendemain via Kaysersberg et la vallée du Neckar. 
Il neige à gros flocons, beaucoup sont en sabots, sans vivres et sans vêtements chauds. 

Le lendemain, 9 novembre, dès huit heures, ordre d'évacuer le village avant midi ! Direction Corcieux par le Col du Plafond, et c'est l'exode avec de pauvres bagages, juste ce que l'on peut porter comme trois siècles en arrière. 

Corcieux accueille tous les réfugiés de : Saulcy, Saint-Léonard, Anould, Clefcy, Ban-sur-Meurthe, mais pas pour longtemps. 

Six jours après, Corcieux reçoit l'ordre d'évacuation. Il faut repartir un peu plus loin. 
Les chemins sont minés, il neige, et les Américains bombardent les routes. 
Des personnes âgées et malades meurent faute de soins et de médicaments. D'autres sont tuées, d'autres sautent sur les mines. 

Tous les villages évacués ainsi que Saint-Dié brûlent après avoir été pillés. 


(Saint-Dié après l'incendie)


Saint-Léonard est dynamité et brûlé le 10 novembre...pendant 6 jours... 

Le 22 novembre, le village est libéré. 

Il ne reste que des tas de pierres noircies. 

En janvier 1945, 168 maisons sont détruites à 100%. 

170 habitants vivent dans les ruines. 

620 sinistrés, le hameau de Vanémont distant de sept kilomètres de l'autre côté de la forêt avait échappé au carnage. 




(Saint-Léonard détruit)


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Mireille, ma grand-mère, a vécu ces événements en "live".

Elle avait 20 ans en 1944.



(Mireille, avril 1943)

La famille comptait son père, Charles MATHIS, sa mère, Yvonne PERRIER, Mireille et Monique, sa soeur, âgée de 18 ans, ainsi que Marie-Louise Fleury, leur domestique.

La maison, construite en 1877, était massive; c'était la demeure de l'instituteur d'Anould, mon arrière grand-père.

Voici son récit :

" Première étape : Saint-Léonard - Corcieux

     C'était un matin gris de novembre, gris comme les soldats allemands qui se déployaient dans le village, annonçant à chaque maison l'évacuation vers Corcieux.

Quelques heures à peine pour rassembler l'indispensable.

La tristesse, l'angoisse, la peur nous envahissaient.

Où allions-nous ?
Qu'allait-il se passer ?

Vers 11 heures, le cortège s'ébranla, parents, voisins, amis prenaient la file.

Tout était bon pour transporter nos maigres bagages : valise, charrette, voiture d'enfant, vélo...

La neige était de la partie et nous faisait grelotter.

La route n'était qu'un long ruban ondulant tout au long du col du Plafond.


Papa avait des difficultés de marche, cela nous inquiétait.

[Charles MATHIS a reçu une balle par cuisse en 1914 et est âgé de 60 ans en 1944]

Soudain, Monsieur Quirin et son attelage s'arrêta, hissa mon père à l'arrière de sa voiture qui arriva sain et sauf à Corcieux.

Je n'oublierai pas cet élan de générosité, de solidarité, d'entraide, cela vous va droit au coeur.

     A Corcieux, chaque famille essayait de trouver abri, sans faire de bruit et sans panique, nous étions résignés.




Les habitants (déjà éprouvés en juin) nous ouvrirent toutes grandes leurs portes et leurs bras.
Notre famille logeait chez Mme Caél avec des voisins au milieu du village.

Nous nous étions installés tant bien que mal, une partie au rez-de-chaussée et une autre à la cave, des planches sur des tonneaux et des matelas par dessus faisaient office de lit, voire à même le sol, l'éclairage à la bougie n'arrangeait rien...


Ce lit que je partageais avec Mme Daubiné (gérante des Coop) et qui, le soir, me tendait un petit carré de chocolat pour trouver le sommeil.


(C'était un petit plus entre nous deux. Elle disait quelques années plus tard à mon mari qu'elle avait dormi avec moi avant lui)



La vie s'organisa et chacun y pris part.


La nuit n'était pas sans agitation...



Au cours de l'une d'elles, une surprise m'attendit.


Un remue ménage s'annonçait. Vite, il faillait libérer un lit.


Mme Colnat, sage-femme de Saint-Léonard logeait avec nous.


Elle s'affaira auprès de "Juju" (Mme André Martin) dont le bébé donnait des signes d'arrivée.


Tout ce qui était utile et nécessaire fut préparé. Quelle effervescence, on ne pensait plus à soi, un enfant allait naître, aussi, j'ai pris part à la tâche.


La sage-femme me tendit une lanterne pour éclairer la scène, je la suivi sans un mot, mais avec une certaine inquiétude.


J'étais jeune et c'était la première fois que j'assistais à un accouchement.


L'enfant arriva sans problèmes, en douceur, et je vis ce petit homme tout rouge et tout en colère naître dans la cave, à Corcieux, avec les moyens du bord.


Donner la vie n'avait plus de secrets pour moi et j'avais tenu la chandelle.


Le papa étant parti travailler en Allemagne, on le nomma André.


Puis, sortant aiguilles et laine, ma soeur et moi avons tricoté chaussons et bonnet. La layette était peu fournie !


C'était un peu de douceur et d'espoir au milieu de tous nos tourments.


C'est un homme à présent et de temps à autre, je prends de ses nouvelles.




Deuxième étape : Corcieux - Vichibure



Notre vie s'organisait à Corcieux, mais elle ne dura que quelques jours et un beau matin, tout recommença, le même scénario.


La route vers Vichibure, avec ses fermes fut notre point de chute.





C'est la ferme de Monsieur Gaspard qui nous accueillit.


Les deux battants de la grange et les bras des propriétaires s'ouvrirent tout grands et chacun y fit son nid, un nid dans le foin, avec les vaches qui nous apportaient de la chaleur, de l'odeur...


On était à l'abri.


Le froid se faisait vif.


Nous y retrouvions les "Forfelets". (Habitants de Corcieux)


Combien étions-nous ?


Peut-être 30 ou 40...


Ce furent des instants de partage, légumes, viande, lait, fromage, fruits, tout était là pour essayer d'apaiser notre désarroi, il était grand !






Nous avons vu brûler tous ces villages, à la tombée de la nuit, le ciel rougeoyait, du côté de Gérardmer comme du côté d'Anould, les illusions s'amenuisaient et l'inquiétude était présente.


Il y eut des tirs d'obus, tout autour, et nous évitions la fontaine dans la cour où on essayait de faire sa toilette par -5°, car tout près, Marie Louise Mathieu de Contamoulins y laissa sa vie ainsi que des animaux de la ferme.

Enfin, une nuit, les Américains firent irruption, fusil pointé, et le cauchemar prit fin.

Chacun essaya de se rendre chez des parents pour retrouver une vie plus normale, mais le cauchemar fut long à se dissiper.

J'ai 80 ans, il y a des souvenirs qui me hantent encore..."

Écrit en main propre le 16 janvier 2004.



(Janvier 1945. En haut, Charles Mathis, Jeanne Mathis sa fille, en bas de gauche à droite : Yvonne Perrier, sa femme, André Bontemps, leur gendre, Monique Mathis, Mireille Mathis, Marie-Louise Fleury)

    
 Ces souvenirs, Mireille en a livré un lors de la soirée de projection du film de Jacques Cuny "Du temps de la guerre" à Saint-Léonard, au printemps 2010 :

"C'est à chaque fois très émouvant de se remémorer ces souvenirs"

Mireille, adolescente, a entendu de chez elle l'horrible fin des deux soldats Yvan Le Moal et René Untherner tombés sous les balles allemandes après un terrible supplice.

"Le matin, je les ai vu gisant au milieu de la route...Des personnes courageuses se sont occupé de ces deux corps..."








(Mireille Mathis et Colette Didiergeorges, sa fille, ma mère, en 2008)


Avec l'aimable autorisation de ma grand-mère



sources :

the-plumebook-cafe.com

delcampe.net

ville-chevilly-larue.fr

ville-saintleonard.fr

manuscrit familial