vendredi 12 octobre 2018

Du rififi à Vaucouleurs - Épisode 3

Résumé des épisodes précédents : Arthur Louis JOANNES est affecté au fort de Vaucouleurs depuis la fin de l'année 1912. La guerre éclate début août 1914. 
La seule femme du fort est la cantinière, Maria Anna RUHLMANN épouse BOURRÉE.
Le 13 juillet 1915, comme à son habitude, elle sort du fort pour aller soigner ses bêtes, une chèvre et des lapins.


Ce jour là, Maria revient plus tôt au fort, suspectant des vols d'argent dans sa caisse cachée dans son logement.





Casernement des hommes de troupe

Elle raconte :

"Depuis plusieurs mois, j'étais victime de vols de numéraires. Des sommes d'argent étaient disparues par petites fractions et on peut m'avoir soustrait environ quatre cents francs.
Avant hier, 13 juillet à 5 heures du soir, au moment où les hommes étaient à la soupe, j'ai rentré chez moi. J'ai regardé dans les deux pièces sans rien remarquer d'anormal, la porte étant fermée à clé comme d'habitude.
Les doubles rideaux étaient tirés et l'obscurité était presque complète dans la chambre à coucher.
Au moment où je craquais une allumette pour mieux voir, un individu surgit d'un cabinet de débarras situé dans la chambre et s'élança sur moi.
Je le reconnu aussitôt pour être le nommé JOANESSE ou GENESSE (ndr : le commissaire de police qui reçoit la déposition interprète le patronyme cité à l'oral avec un accent alsacien), canonnier au 6e d'artillerie, ordonnance du gardien de batterie et m'écriais "Ô, c'est vous, ne me faites pas de mal, je ne dirai rien". Il ne répondit rien, me lança des coups de poings, puis me terrassa.
À ce moment, j'ai crié "au secours !" de toutes mes forces.
Il me mit du linge sur la bouche pour m'empêcher de crier. Il sortit un couteau de sa poche et il m'en larda littéralement la figure, les bras et le corps.
Je ne voulais pas mourrir et je me débattais de toutes mes forces. Si je ne suis pas morte, ce n'est pas de sa faute, il a mit un acharnement terrible après moi.
Cette scène a du durer environ dix minutes.
Des soldats entendant des cris, des râles ont enfoncé la fenêtre, la porte étant fermée à clé, et m'ont portés secours."









Arthur JOANNES raconte :

"Le 13 juillet, vers 17 heures, je suis allé au poste à l'entrée du fort et j'ai demandé des renseignements au sujet de l'absence de la cantinière, Madame BOURRÉE, à un homme du poste, PERRIN. Aussitôt renseigné et ayant appris que Madame BOURRÉE était allée dans une baraque en dehors du fort soigner ses bêtes, et sachant qu'elle avait l'habitude d'y rester assez longtemps, toujours au moins une heure, je me suis décidé d'essayer de la voler.
Je suis rentré à l'intérieur du fort et j'ai pénétré dans le couloir de la cantine.
Après m'être assuré que personne ne venait, j'ai pénétré dans la chambre à coucher de Madame BOURRÉE, en passant par l'imposte vitrée de la porte donnant sur le couloir que je n'ai fait que pousser. J'ai mis un pied sur la poignée de la porte et escaladé cette imposte.
Je suis entré ensuite dans le cabinet noir qui précède l'entrée de la chambre; ayant entendu du bruit fait par le petit garçon de la cantinière (ndr : une petite fille en fait) qui jouait dans la cour, j'ai pris peur et je me suis caché derrière le rideau du cabinet noir où j'ai attendu.
La cantinière est survenue dix minutes après environ, changea de chaussures dans sa chambre et revint dans le cabinet noir où elle m'aperçut.
Elle me dit : "Qu'est-ce que vous faites là ?"
Je me suis jeté sur elle et l'ai terrassée dans le cabinet.
J'ai alors tiré mon couteau de ma poche et lui en ai porté un premier coup au poignet.
Elle m'a dit : "Laissez-moi tranquille, je ne dirai rien".
Me voyant reconnu et perdant la tête, je l'ai frappée à tors et à travers de nombreux coups, à la poitrine, à la tête, au bras.
Elle s'est mise à crier. Je lui bouchai la bouche avec des chiffons qui se trouvaient à proximité.
La lutte entre moi et la cantinière dura environ cinq minutes jusqu'au moment où les camarades sont arrivés.
AUMONT, qui m'avait reconnu en criant "C'est JOANNES !" entra dans le cabinet noir.
Je lui dit "Ne dis rien".
Comme j'étais assis sur une caisse, je me suis relevé en ajoutant : "Après tout, c'est une Boche".
J'ai jeté le couteau à terre, et j'ai profité de l'affolement de tous pour ouvrir la porte. Me dégageant d'AUMONT qui m'avait saisi par le cou, j'ai pu m'enfuir, et suis allé me cacher dans un local, où était emmagasiné une grande quantité de fils de fer.
Là, je me suis caché derrière les paquets de fils de fer, je me suis débarrassé de mon porte monnaie, après en avoir retiré une somme de 29,05 francs (dont une pièce fausse de 2,00 francs en plomb) et une somme de 115 francs en billets de banque (1 billet de 50 F, 2 billets de 20 F et 3 de 5 F). J'ai laissé dans le porte monnaie 1F50 en pièces de cinquante centimes et une médaille. J'ai déchiré les billets de banque en morceaux que j'ai jetés dans les fils de fer, et j'ai dissimulé dans les fils de fer les pièces d'argent, mon porte monnaie, un trousseau de deux clefs et ma montre. J'ai été arrêté dans ce magasin par les gendarmes vers 22 heures, et interrogé aussitôt par eux.
Je n'ai pas eu le temps de mettre à exécution dans la chambre de Madame BOURRÉE le vol que j'avais projeté de commettre à cause de la rentrée inattendue de Mme BOURRÉE.
L'argent trouvé avait été volé par moi chez Mme BOURRÉE en 6 ou 7 fois. Je m'étais introduit chez elle, toujours par le même moyen, en passant par l'imposte de la porte, pendant l'absence de la cantinière allant soigner ses bêtes en dehors du fort.
J'ai mis 6 mois environ pour commettre ces vols.
Je prenais cet argent dans une boîte en fer placée sur la table et non fermée à clef, sauf une fois où j'ai volé dans l'armoire dont la clef était sur la porte.









Voici le certificat médical du Médecin-Chef de l'hôpital de Toul en date du 16 juillet 1915 :

"Madame BOURRÉE, cantinière au fort de Pagny la blanche Côte, présente à son entrée à l'hôpital Saint Charles les traces de violences suivantes :
1 - À la face : une incision de la lèvre inférieure, allant de la commissure gauche au rebord alvéolaire et intéressant toute l'épaisseur des tissus - une déchirure en V de la paupière inférieure gauche - une vingtaine de balafres plus ou moins étendues occupant le front, les joues, le menton.
2 - Aux membres inférieurs : une incision cruciale profonde de la face antérieure des deux avant-bras de 7 à 8 centimètres de longueur intéressant tous les tissus jusqu'à la couche musculaire qu'on voit dans la profondeur - de nombreuses estafilades plus ou moins étendues à la peau des doigts, des mains, des avant-bras et des bras.
3 - Une coupure superficielle de 5 centimètres de longueur à l'épigastre et une autre, de même étendue, mais plus profonde, sans être pénétrante, au dessous du sein gauche - des plaies multiples et superficielles au nombre d'une douzaine.

Ces blessures ont été produites par un instrument tranchant.

Sauf complications, elles entraineront une incapacité de travail d'environ six semaines."








Pour quelles raisons Arthur JOANNES commettait-il ces vols ?

"L'argent provenant du vol lui servait à faire la fête à Uruffe où il se rendait dans une famille (café) DIDELOT et où il mangeait, buvait et dépensait son argent en compagnie de ses camarades et de la fille de la maison à qui il offrait de menus objets de toilette. Non seulement il y venait tous les dimanches mais encore de nombreuses fois qu'il découchait en semaine."








Léon FOUQUET, gardien de batterie au fort raconte :

"Je sais que depuis un an, JOANNES fréquentait chez Monsieur DIDELOT d'Uruffe et qu'il avait fait connaissance de sa jeune fille alors qu'ils venaient tous les deux au fort faire des charrois (ndr : transports par charriot). Il y se rendait presque tous les dimanches chez cette dernière depuis la mobilisation et j'ai appris par Mademoiselle DIDELOT elle-même qu'il s'y rendait encore en semaine assez souvent, s'y trouvant quelques fois à 11 heures du soir, ce qui prouve qu'il découchait.
J'ai su par ses camarades et notamment par le canonnier AUGEL qu'il faisait des dépenses assez importantes parce qu'il payait à manger et à boire à ses camarades et même aux membres de la famille DIDELOT.
J'ai su également qu'à un moment donné, il fréquentait une Demoiselle de Ourches."






Marie Delphine DIDELOT (1898-1960)




Interrogatoire de JOANNES :

D - Voulez-vous me dire chez qui vous vous rendiez à Uruffe ?
R - Un peu partout et spécialement dans les trois cafés, chez PETIT et chez DIDELOT.
D - Y faisiez-vous de nombreuse dépenses ?
R - On prenait quelques litres (de vin) en soupant.
D - N'avez-vous rien offert à la Demoiselle DIDELOT et à ses parents ?
R - J'ai offert à la Demoiselle DIDELOT une paire de chausson et un tablier que j'ai achetés au pays.
D - N'avez-vous rien offert autres choses à Melle DIDELOT ?
R - Elle n'était pas ma maîtresse et si je lui ai offert quelques choses, c'est parce que je soupais chez elle.
D - Soupiez-vous souvent chez DIDELOT ?
R - Toutes les fois qu'on avait quartier libre, c'est à dire tous les dimanches.
D - N'était-ce pas dans cette maison qu'allait l'argent de la cantinière ?
R - Oui, et au café aussi.


JOANNES est écroué à la prison militaire de Toul, après avoir été incarcéré au fort de Vaucouleurs puis au fort de Blenod.







Le 10 août 1915, Arthur JOANNES est traduit devant le conseil de guerre.

Il est condamné à la peine de mort pour vol qualifié et tentative de meurtre.

Le 11 août 1915, à six heures du matin, le peloton se réunit dans les fossés de la fortification de la porte de Metz, aux abords de la ville de Toul.











Son décès est transcrit le 20 août 1915 sur les registres de Saint-Nicolas-de-Port (54).




Il sera inhumé à la Nécropole Nationale de Choloy-Ménillot (54), tombe 1150.






Pour finir cette passionnante mais macabre histoire, Laissons Maria BOURRÉE nous raconter une dernière anecdote :

"D - Avez-vous eu connaissance de ses fréquentations à Uruffe ?
R - J'ai entendu dire qu'il avait des femmes à Uruffe.
D - JOANNES prétend qu'il vous en voulait parce qu'un jour, vous l'auriez vu revenant des cabinets en compagnie d'un camarade et que vous lui auriez dit "Quel est celui des deux qui a fait la femme" ?
R - Il y a quelque chose comme cela, mais voici ce qui s'est passé : Je dois dire d'abord que JOANNES était à la batterie l'objet de la risée de ses camarades avant la guerre. Il avait été puni par le capitaine BOISSELOT pour avoir été surpris par ce dernier alors qu'il faisait avec un nommé DESHAYES des choses anormales. Et un soir, il causait au réserviste qui était attablé chez moi, du nommé DESHAYES, je lui ai dit en plaisantant : "était-ce lui qui était la femme ?" Les réservistes n'ont certainement rien compris de la plaisanterie car ils n'étaient pas au courant de l'histoire. Je dois dire néanmoins que c'est depuis ce moment là que JOANNES n'a plus fréquenté ma cantine."


Maria s'éteindra le 5 septembre 1963 à Bruyères (88) à la veille de ses 82 ans.



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Sources : 

  • Mémoire des Hommes - Ministère de la Défense
  • Geneanet
  • Delcampe

2 commentaires:

  1. Superbe histoire que celle du soldat JOANNES Arthur, et de la cantinière Madame BOURRÉE, mais quelle triste fin.

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