mercredi 24 octobre 2018

Mémoires généalogiques de ma grand-mère : chapitre 2

Rappel du chapitre 1 : ma grand-mère Huguette BAUDINET (1923-2015) a décidé il y a 15 ans de raconter la vie de ses aïeules. Après l'histoire de son arrière grand-mère maternelle Manthélasie, elle nous narre aujourd'hui celle de sa fille : Maria Germaine BOCQUET :






Grand'mère Maria




"Maria Germaine BOCQUET, fille de Morphis Constant BOCQUET et de Marie Nicole Thélasie CORNET, née le 20 octobre 1876 à 11h du soir à Signy-l'Abbaye (08), décédée le 12 décembre 1961 à Warcq.





C'était une belle femme, grande, se tenant droite, des cheveux blancs qui avaient été noirs comme ceux de son père, des yeux bruns qui pâlirent en vieillissant.

Madame SPIRE, chez qui elle allait coudre, lui disait "Avec vos airs de Marquise..."

Après la mort de son père, elle demeure à Montcy-Notre-Dame (anciennement Montcy-les-Linges).
Elle allait à l'école à Charleville, place du Sépulcre (maintenant place de l'Agriculture), chez les Dames du Sépulcre.

Son frère Théophile, boulanger, apportait du pain à Charleville dans une carriole et payait un péage (NDR : octroi) pour passer la Meuse sur le "pont suspendu" construit en 1833 (ce péage fut supprimé en 1890).

Maria refusa de continuer ses études. Elle entra à l'ouvroir pour devenir couturière.

À cette époque, les parents payaient l'apprentissage.

L'apprentie n'avait pas le droit de s'appuyer contre le dos de sa chaise et pour certaines désobéissantes, la patronne plaçait une épingle, pointe en l'air, dans le col montant, sous le menton...

L'apprentie apprenait à coudre mais jamais à couper. La patronne se cachait pour tailler robes et manteaux.

Pour la fête du village, Manthélasie acheta du tissu et obligea Maria à tailler et coudre 2 robes pour elle et sa soeur Marie. Elle réussit ce travail; elle eut même les félicitations de sa mère (événement très rare).

Maria se marie le 1er mai 1897 à Montcy-Notre-Dame avec Alfred Émile HUT, employé à la Compagnie des Chemins de Fer de l'Est. En 1900, il est garde-frein et gagne 1300 F par an.



Ils s'installèrent à Charleville, rue Daux, puis rue des Marbriers qui s'appellera plus tard rue Irenée Carré.

Le 5 avril 1907, ils achetèrent une petite maison derrière les Entrepôts des Docks Ardennais (anciennement la ferme Perrot).

[Les Prussiens occupèrent Charleville après la guerre de 1870-71 jusqu'en 1873. Ils construisirent de petites maisons de briques (le mur faisait une épaisseur de brique) pour leurs Officiers et en face de celles-ci, des baraquements pour les soldats]




C'est donc une de ces maisons qu'ils achetèrent pour 3725 F.

Alfred dalla la cuisine avec de petits pavés, la pièce principale avec de grandes dalles inégales et creusa une cave.

Pendant ces travaux, il se trompa et but de l'eau de javel ou du grésil à la place d'une lampée de bière, ce qui fut à l'origine de ses maux d'estomac.

Garde-frein, il reçut un coup de tampon en accrochant des wagons.

Peu après, en 1909, il décède d'une perforation d'estomac, il avait 36 ans. (Grand'mère ne m'a jamais parlé de lui en disant "ton grand-père". Elle avait perdu un homme jeune et non un aïeul. Elle me disait "Monsieur HUT")




En plus de son métier, il était représentant en vins et travaillait à l'amélioration de sa maison.

C'est lui qui construisit le mur au fond du jardin qui attenant à la cour des Docks, et c'est Maman qui n'avait pas 11 ans qui l'aidait.
Il n'admettait pas que les enfants jouent et leur trouvait des occupations.

C'était René, le 2ème, qui dès 5 ans cirait les chaussures à l'aide d'un petit banc que son père lui avait confectionné. Il fallait cracher sur la brosse pour étaler le cirage et parfois le gamin pleurait en disant "J' n'ai plus de crache" (dixit Maman).

Alfred était libre-penseur (son père Michel Eugène HUT était franc-maçon, peut-être de la section "La Fraternité"), ses enfants étaient baptisés mais il avait fait son testament pour être enterré civilement. Grand'mère accéda à ses dernières volontés. (ce qui lui valut le mépris de tante Emma, l'épouse de l'oncle Théophile)

Veuve avec 5 enfants, l'aînée 11 ans, le dernier 4 ans, sans profession, des dettes envers sa mère contractées pour l'achat de la maison, elle s'installa couturière.

Au début, couturière à domicile, mais souvent les patrons payaient à l'année, il fallait vivre : Maman, 11 ans et demi, alla travailler dans les caves des Docks, le soir en sortant de l'école.

Elle me racontait que l'oncle René avait vendu ses billes pour acheter à manger...

Alfred avait coopéré à la création des Mutuelles des Chemins de Fer de l'Est, mais il lui manquait quelques mois quand il mourut pour que sa famille reçoive un secours.




La compagnie offrît à Grand'mère de prendre un enfant en charge. Elle conduisit René dans une sorte d'orphelinat (je crois, à Paris) qu'elle alla rechercher une semaine après.

Beaucoup plus tard, pendant la guerre 39-40, l'oncle René fit avoir une pension à Grand'mère comme veuve de cheminot, les temps passés à l'armée comptant depuis peu. "Si seulement j'avais eu cet argent là en 1909" disait-elle.

Ce jour-là, elle me dit : "tu vois, maintenant, je suis riche".

Mais revenons avant la guerre 14-18.

Petit à petit, elle réussit dans son métier de couturière et embaucha même des ouvrières ou des apprenties et envoie Maman apprendre à coudre à l'ouvroir de Monsieur FOURIER (je crois ?).

Grand'mère travailla beaucoup chez elle ou pour Madame JACOB, femme d'industriel.

En 1914, c'est la guerre. Les combats en Belgique font de nombreux blessés (De Gaulle à Dinan). Certains sont soignés à l'école Normale de filles de Charleville, rue J.B. Clement.




Madame JACOB enrôle Grand'mère et Maman pour soigner les blessés.

Puis l'armée allemande avance (En 1870, c'était les Prussiens, l'Allemagne n'existera qu'en 1871, en 1914, on dira les Boches).

Grand'mère et ses 5 enfants partent vers Signy-l'Abbaye mais sont vite rejoints par l'ennemi, d'où retour à la case départ.

Madame JACOB fait nommer Grand'mère intendante du Lion d'Argent (avant guerre grand hôtel restaurant où avaient lieu des banquets réputés, où aura lieu le repas de noces de mes beaux-parents en 1919).




Elle a sous ses ordres des français puis cet hôtel est réquisitionné pour les officiers allemands.

Pendant ce temps, Maman a la charge de ses frères et soeurs. René et Camille sont réquisitionnés comme tous les garçons de 12 à 18 ans par les allemands pour aller travailler dans les cultures. Tous ont faim. L'oncle Théophile, boulanger, apportera du pain qu'il cachait sous des épluchures pour les lapins.

La guerre finit. C'est la délivrance, la joie.

Grand'mère reprend son métier de couturière. Elle a comme clientes : toujours Madame JACOB, puis Madame SPIRE (marchand de bois), Madame LÉON, la sage-femme des HUT, BAUDINET et LARUE.

Je suis l'aînée de ses 13 petits enfants.

J'ai vécu beaucoup chez elle : en sortant de l'école annexe, les jeudis, dimanches, vacances, pendant la guerre, de 1942 à 1944, j'habiterai chez elle.

Dans la famille, les repas des baptêmes, des communions se font dans sa petite maison.

Nous avons tous joué dans son jardin, d'un côté des fleurs, de l'autre le potager, des bordures de désespoirs du peintre, des rosiers, des plantes aromatiques dont la citronnelle, la treille le long du mur de la 2e chambre...

En 1960-1961, elle a une petite attaque, elle ne peut plus coudre, alors elle tricote et peu à peu, deviendra aveugle et me dira un jour : "Tu vois, cela ne vaut plus le coup de vivre".

En décembre 1961, elle tombe malade après avoir mangé une potée et vient chez Maman à Warcq pour y mourir.

Grand'mère avait des idées modernes, elle était d'accord avec moi lorsque j'avais appris à François 5 ans (NDR : mon père) qu'il n'était pas né dans un chou.

Nous l'avions emmenée pique-niquer sous la tente au bord de la Semois, elle avait été enthousiasmée et trouvait qu'elle était née 50 ans trop tôt.

Grand'mère Maria était une femme énergique, droite, essayant toujours d'être meilleure quant à son travail ou son comportement.

Je ne l'ai jamais entendu dire du mal des autres.

Grand'mère Maria était une grande dame.





Communion de mon père : Maria BOCQUET, Jeanne HERBAY, Marie Léa CUIF et Germaine HUT
le 25 mai 1958

8 commentaires:

  1. Nicole SCOTTE MONVILLE1 janvier 2018 à 18:57

    Fabien, lire un tel récit me donne les larmes aux yeux. C'est une très belle histoire. Quel courage a eu Maria.
    C'est un très bel hommage que tu lui a fait.

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  2. Quelle femme ... C'est très bien écrit, belle lecture, merci

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  3. On a raison de dire qu'un vieillard qui meurt c'est une bibliothèque qui brûle (proverbe africain, il me semble). Quelle bonne idée d'avoir recueilli la parole de ta grand-mère qui elle-même se souvenait de son arrière-grand-mère et de sa grand-mère. Ces témoignages valent de l'or !

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  4. Fabien, tu as une chance inouïe de pouvoir faire revivre ces moments familiaux si intenses et bouleversants pour les descendants. Une bien belle personne que tu nous décris là ! Merci pour ce partage -pourtant si intime.
    @Girondegenea (Murielle)

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  5. j'ai tout simplement adoré et j'aurai vraiment adoré la connaitre..
    Merci, merci tellement

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